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Mis à jour
01 avril 2025
IJN

L’intelligence artificielle, un outil essentiel pour les sciences humaines et sociales

Nicolas Baumard est directeur de recherche au CNRS à l'Institut Jean Nicod et professeur à l’ENS-PSL, spécialiste des sciences sociales évolutives. Il a participé à la création du nouveau Master IA et société de l'Université PSL, dans le cadre de la Paris School of AI. Ce master est porté par l'ENS et Dauphine. 

Nicolas Baumard explique pourquoi l'IA est un outil essentiel pour les sciences humaines et sociales et l'importance de former les étudiant.es en intégrant l'IA dans ces cursus en particuliers.

 

NBLorsqu’on évoque la révolution de l’intelligence artificielle (IA), on pense immédiatement aux sciences, aux mathématiques, à l’ingénierie et aux technologies. Des avancées comme AlphaFold de DeepMind révolutionnent la biologie en prédisant la structure des protéines, accélérant ainsi la mise au point de médicaments et de biomatériaux innovants. Dans l’imaginaire collectif, l’IA serait avant tout un outil pour les “sciences dures”, ce que l’on appelle aujourd’hui les STEM (Science, Technology, Engineering, Mathematics), utilisées en laboratoire, dans la programmation avancée ou pour l’analyse de données financières. Pourtant, son impact dépasse largement ces domaines : elle transforme tout autant les sciences humaines et sociales (SHS), l’économie, la gestion et la communication.

Si l’IA est aujourd’hui omniprésente dans la recherche en physique ou en biologie, son potentiel dans les disciplines qui analysent la société, la culture et les comportements humains est encore trop souvent sous-estimé. Pourtant, loin d’être une menace, elle ouvre des perspectives inédites dans l’étude des dynamiques sociales, économiques et organisationnelles. Mieux encore, son intégration dans les formations universitaires améliorerait l’employabilité des étudiantset des étudiantes en sciences humaines, sociales et économiques, souvent pénalisé·es par l’absence de compétences techniques. Il est temps d’en faire un axe central de l’enseignement supérieur.


L’IA, un outil puissant pour comprendre la société et l’économie

L’un des apports majeurs de l’IA aux sciences humaines et sociales est sa capacité à analyser de vastes corpus de textes, d’images, de discours, et à en extraire des régularités. La linguistique computationnelle, l’analyse des réseaux sociaux ou encore la fouille de données historiques permettent d’explorer des phénomènes autrement inaccessibles. En littérature, des modèles d’IA révèlent l’évolution des styles narratifs ou des thèmes dominants sur plusieurs siècles. En sciences humaines et sociales, elle permet d’explorer des corpus textuels gigantesques, d’identifier l’évolution des idées et des discours, de détecter des biais implicites dans le langage et les interactions. En économie, elle contribue à la modélisation des marchés, à la prévision des tendances de consommation et à l’évaluation des politiques publiques. En gestion et management, elle optimise la prise de décision, améliore les stratégies organisationnelles et permet une gestion plus efficace des ressources humaines et des talents.

Autrement dit, les méthodes issues de l’IA ne sont pas réservées aux disciplines STEM. Elles sont des outils essentiels pour comprendre les transformations économiques et sociales contemporaines et pour anticiper les mutations du travail et de la culture.


Former les étudiants et les étudiantes aux outils de l’IA : un enjeu d’employabilité

L’intégration de l’IA dans les cursus en SHS, économie et gestion ne se justifie pas seulement pour la recherche, mais aussi pour l’insertion professionnelle des étudiants. Dans le marketing et la communication, l’IA permet d’analyser en temps réel l’impact des campagnes publicitaires, d’optimiser les stratégies de contenu et de personnaliser les interactions avec les clients. Dans les ressources humaines, elle est utilisée pour le recrutement, l’identification des talents et la gestion des carrières. Dans le management, elle améliore l’organisation des entreprises et la prise de décision stratégique. En économie et en finance, elle facilite l’analyse des risques et la détection des fraudes.

Dans le secteur public, l’IA améliore l’accès aux services administratifs en simplifiant les démarches pour les citoyens et les citoyennes, notamment les demandes de logement, d’aides sociales ou de visas, grâce à des assistants intelligents qui réduisent les délais et facilitent l’accompagnement des plus vulnérables. Elle permet aussi une évaluation plus juste des politiques publiques en analysant les données sur l’emploi, l’éducation ou la santé, afin d’identifier les inégalités et d’adapter les décisions aux besoins réels des populations. Dans l’enseignement, elle offre des parcours d’apprentissage plus personnalisés, s’adapte aux difficultés de chaque élève et facilite l’accès au savoir. Dans le domaine culturel, elle contribue à la préservation du patrimoine, à la valorisation de la diversité artistique et à la démocratisation de l’accès à la création.

Il ne s’agit pas de les transformer en data scientists, mais de leur donner les compétences pour comprendre et exploiter ces technologies. Un économiste capable d’analyser des dynamiques de marché à l’aide d’outils d’IA, un gestionnaire en mesure d’optimiser une stratégie d’entreprise grâce à des modèles prédictifs, un sociologue sachant mobiliser l’IA pour étudier les dynamiques d’opinion en ligne seront bien mieux armés pour répondre aux défis contemporains.

Un enjeu démocratique

Former les étudiants et les étudiantes en sciences humaines et sociales à l’intelligence artificielle, ce n’est pas seulement leur donner des compétences techniques, mais les préparer à devenir des acteurs et des actrices critiques et engagé·es face aux transformations technologiques de demain. L’IA façonne déjà profondément nos sociétés, influençant les dynamiques de pouvoir, les inégalités, le travail, la culture et même nos modes de pensée. Les SHS peuvent apporter des grilles d’analyse essentielles pour comprendre ces mutations et orienter le développement de ces technologies vers des usages plus éthiques et inclusifs. En intégrant des formations à l’IA dans les formations de SHS, on forme des chercheurs et des chercheuses, des professionnel·les et des citoyens et des citoyennes capables de questionner les impacts de ces outils et de proposer des alternatives plus justes et respectueuses des valeurs démocratiques.

Pour relever ces défis, un dialogue approfondi entre les SHS et l’IA est indispensable au sein des cursus académiques. Trop souvent, l’IA est perçue comme une affaire exclusivement technique, alors qu’elle repose sur des choix de conception qui portent en eux des implications sociales et politiques majeures. Une collaboration entre informaticiens et chercheurs en SHS permettrait de mieux anticiper les effets des algorithmes sur les individus et les collectifs, de mieux identifier les biais, et d’imaginer des modèles plus transparents et équitables. En intégrant ces perspectives dans les formations, on garantit que les futures générations sauront non seulement utiliser l’IA, mais aussi la questionner et la façonner pour le bien commun.

Il est donc urgent de développer des formations innovantes, mais aussi d’intégrer, à tous les niveaux de l’éducation, une familiarisation aux concepts fondamentaux sous-jacents à l’IA : statistiques, analyse de données, apprentissage automatique. Former les étudiants et les étudiantes en SHS, économie et gestion à ces compétences, c’est leur permettre d’être non seulement des utilisateurs et des utilisatrices averti·es, mais aussi des acteurs et des acryices critiques et responsables du monde numérique.

L’IA n’est pas une révolution réservée aux STEM. C’est un outil pour penser et transformer la société. Il est temps d’en faire une priorité dans nos formations et notre réflexion collective.

Nicolas Baumard